THIEFAINE, CELEBRE INCONNU

Dans les locaux de sa nouvelle maison de disques, l'auteur de La Fille du coupeur de joints a le cheveu plus blanchi qu'hier, mais toujours en pétard. Hubert-Félix Thiéfaine, Jurassien de cinquante-deux ans, laisse
traîner un léger accent cancoillote, qu'il n'entretient pas et ne cherche pas plus à gommer, pour évoquer la parution de Défloration 13, surprenant et séduisant treizième album, publié vingt-trois ans après les délires fondateurs de Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s'émouvoir.


"Les ambiances trip-hop constituent la principale surprise de ce nouvel album. Comment avez-vous découvert ce courant musical apparu à Bristol au début des années 1990 ?

Les groupes Massive Attack, Morcheeba, Propellerheads me bousculent dans mon univers, comme le mouvement punk a pu le faire dans les années 1970 ou le grunge à la fin des années 1980. J'ai découvert le rock quand j'avais douze ans, et son évolution continue de m'intéresser. J'aime aussi le blues des années 1950, mais il faut savoir
sortir des douze mesures. Aujourd'hui, le trip-hop apporte de nouvelles possibilités, mélodiques et sonores.


Où puisez-vous la matière de vos textes ?

Quand j'entends une discussion de bistrot qui m'intéresse, je peux prendre des notes. Je vais aussi chercher dans l'inconscient. Pour le dernier album, j'ai écrit Les Fastes de la solitude pendant un rêve. J'ai essayé de me réveiller pour le noter. Quand j'y suis parvenu, je n'ai pu attraper que le dernier couplet qui défilait dans ce rêve et qui est devenu le premier couplet de la chanson. Je me suis amusé à tout reconstruire autour.
Je pars aussi à la recherche des mots dans la littérature, les journaux, les pubs. J'essaie de faire comme les peintres, d'aligner des mots comme on aligne des nuances de couleur et avoir une cohérence esthétique, sinon je vais être condamné au Larousse et c'est emmerdant. J'invente des mots quand je n'en ai plus sous la main.
Certains collectionnent les timbres, moi c'est les mots. Tous les mots m'intéressent, surtout si en les mettant côte à côte cela produit une explosion comme une bougie dans un moteur.


Vos goûts littéraires, Rimbaud, Crevel, les poètes maudits, ont-ils évolué ?

Oui, je suis aujourd'hui passionné par la littérature américaine contemporaine, Charles Bukowski, et les romanciers de ma génération, comme Jim Harrison, Thomas Pynchon ou l'auteur de Fausse Piste,
James Crumley.


Vos influences sont massivement anglo-saxonnes. Vous n'avez jamais partagé l'antiaméricanisme des années 1960 ?

Je ne suis pas soixante-huitard. J'ai eu vingt ans en 68, mais c'est comme avoir les yeux bleus, ce n'est pas une tare. En 68, j'ai toujours pris le côté inverse des choses. Comme j'étais un peu provocateur, je m'amusais à me dire de droite, ce que je ne suis pas plus. La politique ne m'intéresse pas, j'ai déjà beaucoup de mal à vivre avec les autres.
J'ai eu quinze ans au bon moment, quand il y a eu cette rupture entre les Trenet, les Dalida, les Piaf d'un côté et, de l'autre, le Swinging London. J'ai toujours aimé les Anglo-Saxons parce que,
comme je ne parle pas l'anglais suffisamment couramment, ils me permettent de rêver davantage
que les Français. Je n'ai pas fait d'anglais à l'école, mais de l'allemand, du latin et du grec. Les
paroles de Dylan, par exemple, étaient hermétiques. Mais je me suis inventé des histoires à partir de sa voix et, plus tard, quand je me suis mis à l'anglais, je me suis aperçu qu'inconsciemment j'avais pigé l'esprit de ce qu'il
racontait.


Parmi les Français, seul Léo Ferré, dont vous avez chanté La Solitude, l'une de vos très rares reprises, semble vous avoir influencé ?

Oui. Ferré s'est retrouvé un peu seul dans ma discothèque, au milieu de Dylan, des Stones ou des Doors. J'ai choisi d'interpréter La Solitude en 1994, dans le cadre d'un festival où il fallait convier un invité. Je n'en trouvais pas, alors j'ai décidé d'amener Léo, dont c'était le premier anniversaire de la mort. Quand j'ai entendu cette chanson pour la première fois, je suis resté paralysé : c'était mon histoire. Plus tard, j'ai vu Ferré terminer un concert, dans le sud de la France, par La Solitude. Moi qui ne suis pas type à pleurer facilement, je me suis tiré de la salle
parce que ça dégoulinait et je ne voulais pas que les lumières se rallument. Pendant dix ans de ma vie, Ferré a changé ma vision émotionnelle du monde et ma façon d'écrire. Il a fallu que je fasse le deuil de Léo pour ne pas faire du sous-Ferré.


A l'inverse, La Fille du coupeur de joints, votre chanson la plus célèbre, a été reprise par le groupe Matmatah et est devenu un hymne pour la dépénalisation du cannabis. Il semble qu'à une certaine époque, vous l'avez traînée comme un boulet ?

Elle l'a été et je l'ai même supprimée du show. Mais les gens la chantaient à la fin des concerts et restaient, en estimant qu'ils s'étaient fait rouler. Je l'ai donc remise au répertoire en essayant de m'amuser
avec, en l'interprétant de manières différentes. On a du même faire une version Pink Floyd ! Quand je l'ai écrite, sur un campus, c'était pour faire rire deux-trois copains qui passaient dans ma chambre. Cette chanson a mis quinze ans avant de devenir un tube. Je n'ai pas envie de m'exprimer sur la drogue parce que j'ai déjà donné et j'ai payé. Je n'ai pas changé d'idée, je pense que le cannabis est beaucoup moins dangereux que la vache folle. J'ai arrêté de fumer du tabac, mais j'aime bien fumer un petit pétard de temps en temps.


Votre discographie fonctionne par cycle. Cet album en annonce-t-il un nouveau ?

Il y a, en effet, toujours eu des trilogies ou des diptyques. La Tentation du bonheur et Le Bonheur de la tentation, Meteo für Nada et Eros über Alles, Dernières balises et Soleil cherche futur, mes trois premiers disques, enfin, parce que c'était dix années mélangées. Ce sont des humeurs, des périodes, comme les peintres peuvent en avoir. J'ai commencé cet album le 1er janvier 2000, et il fallait que j'assume un virage. Mais je ne sais ce que sera le prochain. Entre-temps, il y aura eu la tournée, qui est une autre façon de vivre pour moi.


Vous avez essayé d'écrire sur le bonheur. Est-ce le thème le plus difficile à aborder ?

J'ai essayé de cerner ce mot, qui n'existait pas dans mon vocabulaire, ou alors confondu avec le plaisir, et ce challenge, La Tentation du bonheur a été un échec. Je ne crois pas véritablement au bonheur, il était donc illusoire de vouloir le définir.


Vous partagez la définition de Ferré : "Le bonheur ce n'est pas grand-chose, c'est du chagrin qui se repose" ?

Oui, c'est un peu ça. Je ne comprends pas pourquoi les gens recherchent le bonheur à l'état équilibré, ça doit être très ennuyeux. Si le bonheur, c'est la sérénité, on a toute la mort pour ça. Je ne pense pas
qu'il y ait des gens heureux. Le bonheur est quelque chose dont on parle toujours au passé.


L'obsession de la mort est moins présente sur cet album. Etes-vous apaisé ?

Je doute sans me faire trop d'illusions. Je crois au repos éternel. Que mon corps retourne en cendres et fasse pousser du charbon, peu importe, c'est naturel, écologique. S'il y a quelque chose après la vie, alors, merde, on n'en finit jamais !"



Propos recueillis par Bruno Lesprit.

Le Monde - Mars 2001.

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