Version Thiéfaine - JEU DE MOTS

Mots :
Quand on peut mettre un nom sur un oiseau, au lieu de l'appeler l'oiseau, on élargit le monde. Je pense que la vision de quelqu'un qui possède trois mille mots est plus vaste que celle de quelqu'un qui n'en a que trois cents.
Comme on va plutôt aujourd'hui vers trente mots et que, sur trente, vingt sont déjà des insultes, il n'en reste plus que dix. On va vers un monde taggué, quoi ! Cela dit, j'adore les tags. Il y en a des magnifiques.


Chanson française :
J'ai du mal... Parce que, pour moi, c'est Léo Ferré, Léo Ferré et Léo Ferré. Est-ce que Ferré,d'ailleurs, c'est encore de la chanson ? Est-ce que je ne l'aime pas, précisément, parce que ce n'est plus de la chanson ? Est-ce que j'aime la chanson ? Est-ce que, depuis toujours, je n'essaie pas de chansons ? Je ne pense pas que je sois tellement intéressé par ce que l'on appelle la chanson française. Je crois que j'aime Ferré parce qu'il était ailleurs. Ce que j'essaie aussi de faire parfois : aller ailleurs.

Surréalisme :
 Merci à lui ! C'est ce qui m'a sorti du scolaire. Il y a une chose qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est tout ce qui touche à l'inconscient. C'est la raison pour laquelle je fréquente des gens comme Freud et Jung ; plutôt Jung que Freud en ce moment, d'ailleurs ; on a nos périodes. C'est pour ça également que je fréquente les surréalistes, ainsi que les mythes qui sous-tendent les religions. Tout l'avenir de l'homme - je dis bien l'avenir, et pas l'espérance, hein - passe par là.
La seule chose qui pourra sauver l'humanité, c'est quand chaque individu aura réussi à aller au fond de son inconscient et à en ramener la substance qui lui permettra de se comprendre lui-même. Car un individu qui se comprend lui-même et qui rencontre un autre individu du même genre, ça fait autre chose que deux petits bonhommes qui suivent un chef. C'est alors que naît l'intelligence.
Moi, ma société idéale, c'est une société où les solitudes se fréquentent. Or, la solitude assumée, cela passe par l'exploration de nos inconscients. C'est la quête du surréalisme, de la psychanalyse et du travail sur les mythologies.
C'est la même histoire, sauf que les mythologies c'est l'inconscient collectif et le surréalisme c'est l'inconscient individuel.

Pouvoir :
J'aime le pouvoir avec un petit "p", celui que je m'impose à moi-même. Le Pouvoir avec un "P" majuscule, que certains pensent avoir sur d'autres, je trouve ça complètement archaïque. Malheureusement, je m'aperçois que la majorité des gens sont incapables de vivre sans chef. Pour ma part, je refuse, catégoriquement, d'en avoir un et, tout aussi catégoriquement, d'en être un.
A cause de ça, j'ai failli tout arrêter. C'était en 1983. Je me suis aperçu que j'avais, en concert, un pouvoir sur ceux qui m'écoutaient. Alors, j'ai fait un break et j'ai remis les choses en place. A la notion de pouvoir, j'ai substitué celle de plaisir. A présent, quand je monte sur scène, ce n'est pas pour prendre un pouvoir quelconque, c'est pour jouir moi-même et donner du plaisir aux autres. C'est le pouvoir, du plaisir, ce n'est pas une histoire de chefs.


Racines :
 La terre est grande et les individus ont besoin de points de repère, de racines, d'un petit coin où ils ont des souvenirs, une vie... Encore que j'ai vraiment une très grande admiration pour les Juifs errants qui, parce qu'ils ont toujours été d'éternels exilés, ont gardé leurs racines dans leurs têtes. Ce qui est peut-être encore mieux que de les avoir sous ses pieds. Ca évite de s'accrocher à un nationalisme péjoratif. J'ai toujours pensé personnellement qu'être citoyen du monde, c'était encore trop petit. Je me considère comme un citoyen cosmique : s'il y a une place pour Mars, je suis prêt à partir !


Solitude et société :
Je n'ai jamais pu défiler, marcher au pas, même pour des choses, des idées avec lesquelles je suis solidaire. Je ne peux être que tout seul; c'est une des raisons pour lesquelles je n'aime pas les chiens. Tout petit - j'en reviens aux cours de récré - l'humanité m'a écœuré. Mais j'ai une vie de famille dont je me sens responsable. J'ai aussi une vie sociale. Très souvent, néanmoins, j'ai besoin d'être seul pour rééquilibrer mes forces.
Je déteste le mot marginal, mais la solitude m'est indispensable pour supporter la société. Au fond, quand je dis que je déteste l'humanité, c'est totalement faux; car, quelque part, je suis passionné par les gens. Ca fait partie des contradictions que j'essaie d'assumer par la déchirure.


Respectabilité :
 Ca me fait penser à "Respect", la chanson d'Otis Redding. A ce niveau-là, j'aime bien. Mais le respect, ce n'est pas la respectabilité. C'est un truc de bourgeois, la respectabilité. C'est un petit ruban sur un col. C'est le mec qui frime, avec un petit pouvoir, dans une petite vie minable et qui essaie de s'abuser lui-même... Ca ne m'intéresse pas, ce mot-là.


Provocation :
La provocation, c'est le futur. Et le futur, c'est la survie. C'est se projeter et projeter ses enfants dans l'avenir. Ca signifie : on casse tout ce qui est nul dans le présent pour essayer d'améliorer les choses. La provo, ce sont des petits coups de marteau discrets dans le moule pour le fragiliser, pour le fêler, afin qu'il craque un jour. C'est une forme de style. Un artiste qui ne provoque pas, ce n'est pas un artiste, c'est un bourgeois. La création ne peut passer que par la provocation... Et ça implique que l'on se remette soi-même sans cesse en question. Pour cela, il faut bien sûr ne pas avoir peur d'en recevoir plein la figure, parfois même de se détruire.

Être humain :
C'est une situation désespérante. J'ai vite compris que c'était une injustice terrible ! Qui est cette espèce d'être sur terre, à moitié raté, à moitié réussi ? A seize ans, j'ai tué Dieu en duel ; c'était une façon de me révolter contre mon éducation... Je ne suis pas athée. Je crois en Dieu, puisque je l'ai tué. Quelque part, on ne tue en duel que les gens pour lesquels on a du respect.
Après, cette histoire de Dieu m'a tourmenté différemment. C'est-à-dire que j'y pensais, et que j'y pense toujours un peu. Mais c'est une histoire réglée, comme les problèmes de métaphysique. Ce ne sont pas des choses qui peuvent concerner les vivants. Ce n'est même pas la peine de se poser ce genre de problèmes. On est coincés de toutes façons. C'est l'imperfection de l'homme qui devient un peu intelligent quand il se met à réfléchir, mais qui est bloqué par ce mystère de la mort... qui lui pourrit sa vie. Il vaut mieux mourir malheureux, quoi.

Mort :
La mort et Dieu, c'est la même chose. L'homme s'est penché sur Dieu et sur la métaphysique à cause de la mort, sinon il ne se serait jamais posé la question... Le véritable drame de l'homme, c'est qu'il est conscient de sa mort. Maintenant, je n'ai jamais essayé d'interroger les chats et les chiens pour savoir s'ils possèdent cette même conscience ! C'est cette impuissance qui me rend aussi nihiliste. Je ne me fais guère d'illusion. Je ne sais pas si je devrais le dire. Je devrais peut-être le réserver pour une de mes chansons... Mais je pense que la mort, c'est comme un coma éthylique, sauf que l'on ne se réveille pas après avec la gueule de bois ! C'est un avantage.


Passion :
 parfois, je suis contraint de faire des choses qui ne m'intéressent pas. Je deviens alors le mec en rouge avec un fouet qui tente de les dompter ! J'essaie de les passer au filtre de ma passion. Une fois que j'y suis arrivé, tout devient possible. Je ne peux rien faire sans passion. La passion, c'est ce qui fait la différence.


Subversion :
 C'est mieux ! Mais je la veux profonde et tranquille. On doit la jouer très finement... La subversion, c'est peut-être plus le rôle des artistes que celui de certains politicards ou de certains révolutionnaires. Parce que la subversion, il vaut mieux la pratiquer sans faire couler le sang.

Révolution :
Je n'ai jamais été un révolutionnaire. On me l'a toujours reproché. De 68 à 72, dans le milieu étudiant où j'étais, on me disait : toi, tu n'es qu'un petit révolté. Je répondais : tant mieux, je préfère ce mot-là.

Lucidité :
Chez moi, c'est synonyme d'ennui... Je me suis toujours beaucoup ennuyé. J'en parle souvent dans mes chansons. Ca se traduit par des nuits blanches où je pense, où je calcule tout. Je deviens un mathématicien de la formule humaine. Je décompose, je reprends à zéro, je remonte au début, j'essaie de me voir à travers un protozoaire, je vais du microbe aux galaxies. Je tente de trouver des solutions à cette putain de vie. Je me dis : merde, il doit bien y avoir une solution. Mais ça fait des milliers d'années que les gens la cherchent. Ca a donné quand même Socrate, Platon et d'autres penseurs de ce calibre. Mais la lucidité, il ne faut pas en abuser. C'est pour cela que j'aime bien tout ce qui me rend un petit peu moins lucide !

Absurdité :
La lucidité et l'absurdité, c'est la même chose.

Colère :
C'est un été permanent, chez moi. Pendant longtemps, j'ai été très timide. Maintenant, devant certaines situations, je me sens capable de devenir violent. Entre la colère et la frustration, donc le stress, j'ai choisi. Je peut taper sur le pare-brise d'un mec parce qu'il klaxonne devant un hôpital ou qu'il veut gagner une place dans un embouteillage. Cela dit, s'il sort avec une manivelle, je ne sais pas ce que je fais !

Angoisse :
C'est une peine perpétuelle. L'angoisse, c'est ce qui me tient debout ; c'est ma colonne vertébrale. Si je n'avais pas l'angoisse, je resterais couché, toute la journée, je ne foutrais rien.

Concession :
C'est pas mon truc ! Ou alors, il faut que ce soit fifty-fifty, qu'il y ait un peu d'amour et de passion là-dedans. Je peux faire des concessions avec mes enfants, par exemple. Avec les gens que j'aime fort, quoi. Pour moi, chaque concession est un acte d'amour. Sinon, je ne peux pas. Ca me tue.

Destroy :
Un mot-clé ! Je suis fasciné par le griffon qui renaît de ses cendres. J'aime bien l'expression "ça passe ou ça casse". C'est mon côté quatre-quatre, peut-être ! Pour pouvoir remonter, il faut toucher le fond. Quand je n'y arrive pas, j'accélère dans la descente... Destroy, c'est une notion bien rock'n'roll ; un principe ou un tabou, je ne sais pas.Mais, pour moi, d'une façon récurrente, c'est une nécessité de me détruire. Je ne peux pas avancer si je ne régresse pas !

Ironie :
 Je préfère cynisme. L'ironie, c'est encore trop civilisé.

Vulnérabilité :
D'accord à 99 % avec ça. C'est parce qu'on est vulnérable qu'on peut évoluer, devenir intéressant; je veux dire intéressant pour soi-même. C'est grâce à la vulnérabilité que l'on résiste à la connerie, qui peut devenir envahissante si l'on n'y prend pas garde. Parce que la connerie c'est comme un virus, ça peut envahir n'importe quel organisme... Déjà, il faut se battre constamment contre la sienne. Quand on se sent vulnérable et fragile, on réfléchit et l'on grandit plus vite. On monte quelques échelons dans l'échelle des valeurs qui nous séparent de la bête et de la barbarie.
Mais plus ont est vulnérable et fragile, plus on peut devenir dur aussi. par compensation... A mon niveau, c'est clair.
Mon équilibre, c'est de passer d'un excès à l'autre. C'est être un ascète, puis un décadent. A l'âge que j'ai, j'ai vécu autant de jours décadents que de jours d'ascétisme. Donc je peux considérer que je suis un mec normal !

Sottise :
C'est enfantin, c'est joli. En ce qui me concerne, je fais plus de conneries que des sottises.

Espérance :
Rien à cirer ! L'espérance, c'est un truc de curé.

Amour :
C'est une formule !

Érotisme :
C'est une histoire de glandes, plus le fantasme. L'amour, c'est une histoire de glandes sublimées. L'érotisme, c'est une histoire de glandes fantasmées.

Amitié :
L'amour, pour moi, fait partie de l'instinct de survie. L'amitié, elle, fait partie de l'instinct grégaire sublimé. Je crois beaucoup à l'instinct. Je suis très animal. J'exagère toujours ce que je dis, bien sûr... Disons que l'amitié est une histoire d'instinct, qui fait qu'on essaie d'organiser quelque chose de sympathique dans le social. L'amitié et l'amour, c'est très proche, finalement... Je ne voudrais pas aller trop loin, car je vais me foutre un boomerang dans la gueule !
Dans "La femme d'à-côté", le film de Truffaut, il y a une formule que j'adore, qui est dite par Fanny Ardant : "Si tu veux être aimé, il faut être aimable". Tout est là, quand on a compris ça, on est capable de mieux vivre. Alors disons que, même si l'amour est une histoire de glandes sublimées, on ne sera jamais aimé si on n'aime pas. Et même si l'amitié est un instinct grégaire, on n'aura jamais d'ami si on ne donne pas. Pour recevoir, il faut donner tout le temps...
c'est une façon de sublimer nos instincts et nos glandes.

Folie :
 C'est ma chanson préférée de Léo Ferré...

Tendresse :
Cela évoque l'enfance, les enfants, les femmes. C'est un beau mot, mais il ne faut pas en abuser quand on est pris dans le syndrome John Wayne ! Môme, quand je me suis aperçu que je grandissais, je me suis battu contre la tendresse de ma mère. Pour exister.

Avenir :
Il dépendra de la solution trouvée au problème de la surpopulation. S'il n'y a pas de solution, il n'y a pas d'avenir pour la Terre. Celle-ci est faite pour supporter, au maximum, 500 millions de gens vivant comme les Européens ou les Américains. Or, ceux qui n'ont pas ce niveau de vie rêvent évidemment de l'avoir. Alors, ou bien on essaie de recréer un équilibre, ou bien c'est l'enfer. C'est "Soleil vert", un film très important pour moi...

Hubert-Félix Thiéfaine
 

Propos recueilli par Jean Théfaine et publiés dans Chorus, les cahiers de la chanson (n° 26)
 
 
 

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