suite du Chorus n°26 - Janvier 1997

Tout dabord, votre vie est-elle un long fleuve tranquille ?

J'ai vu que la fin du film, ça correspond à quelque chose que je ne connais pas. Un long fleuve, c'est la deuxième fois de la journée qu'on m'en parle, j'ai lu ce matin un article de presse, ce qui m'arrive rarement. D'ailleurs, le journaliste disait: " Thiéfaine, c'est comme un rivière, c'est toujours la même rivière, mais c'est jamais la même eau." J'ai bien aimé, c'est gentil de sa part de dire ça. Tranquille, je pense pas, disons que je doit avoir un âge mental bien fixe. J'en sais rien, c'est pas mon job d'analyser, ce que je fais, je préfère plutôt fabriquer des choses. Je suis flatté qu'il y ait des gens jeunes qui viennent à mes concerts. J'analyse pas, je préfère le prendre comme un cadeau.


Que pensez-vous des jeunes qui viennent vous voir par rapport à ceux d'il y a quinze ans ?

Le monde a tellement évolué et la vie aussi pour les jeunes, ça ne doit pas être tout à fait les mêmes préoccupations, elles sont différentes de celles de 70. Pour moi, 68, attention j'exagère toujours, c'était une révolution pendant laquelle les jeunes ont demandé avec beaucoup d'exigence et de violence, simplement la télé en couleurs; avant c'était le noir et blanc. C'était un peu de luxe que la jeunesse d'aujourd'hui ne peut plus avoir. Plus ça va, plus les types de 18-20 ans aujourd'hui doivent être sérieux et courageux, au moins dans la notion de futur. Je me souviens avoir manifesté en 74 à LIP (usine de montres à Besançon) avec deux, trois indépendants de style anarchiste. On disait : "Outils, travail, mon cul!" C'était tes insouciant, la période le permettait.
 

Vous êtes content d'avoir passé votre jeunesse à cette période plutôt qu'aujourd'hui?

Moi, j'étais pas heureux, je ne voudrais pas retourner en arrière, me retrouver en 68, revivre mes vingt ans. J'ai pas du tout été intéressé par ces années, il y a même de nombreuses années que je peux mettre à la poubelle. Je me trouve beaucoup mieux maintenant que quand j'avais vingt piges.


Vous avez pas mal changé ?

Oui, dans ma tête j'ai mis plus d'air, plus d'espace. Dans une chanson Série de sept rêves en crash position... (il coupe) Oh! Je fais pas d'analyse, pas d'explication de texte, ça me rappelle de trop mauvais souvenirs, je peux donner deux, trois directions.

Vous parlez de "Corbeau neuro taxi", ça ressemble à quoi ?

Attention, je ne suis pas topographe, je ne vis pas dans une science exacte, j'ai donné des propositions dès le début de ma carrière en annonçant "Autorisation de délirer". Moi je m'autorise à jouer avec toutes les situations, les mots, les musiques, les sons. J'ai donné très vite ma partition ; donc corbeau neuro taxi, c'est dans mon oreille quelque chose qui sonne bien. Corbeau, c'est déjà une image, un symbole aussi, neuro montre bien où se ça se situe, taxi c'est le transport donc ! Un jour, j'ai commencé par écrire un roman, j'ai écrit 90 pages et c'est con, en 90 pages, il y a des tas de mots qui servent à rien, alors j'ai commencé à tailler les mots jusqu'à ce qu'il n'y ai plus que 35 pages . J'ai continué et à la fin j'ai eu deux couplets de chanson, j'ai dû travailler pour avoir un troisième couplet. Je préfère aller dans un raccourci clair, corbeau neuro taxi, qui tape, surtout quand j'ai une guitare électrique et une batterie, plutôt que de raconter que j'ai une vision noire.

Vous aimez les mots ?

J'aime les langues, surtout quand on a du mal avec elles. J'ai commencé à écrire des chansons en français parce que j'arrivais pas à parler en français. J'ai dû être très énervé de ne pas me faire comprendre par les autres donc je me suis mis vraiment à écrire des chansons sérieusement, j'avais entre 15 et 20 ans. Aujourd'hui, j'ai le même problème avec les langues étrangères, j'utilise l'allemand que j'ai appris, mais je ne sais pas le parler, l'espagnol et l'anglais aussi. Quand j'aborde une autre langue, j'essaie d'entendre comment ça sonne, s'il y a deux, trois mots qui me plaisent. Je me fous de faire quelque chose qui ne soit pas d'une cohérence totale et
intelligible à la première écoute. Les romanciers qui m'intéressent crachent et en ont plein la bouche : des gens comme Malcolm Lowry ou pour être plus français, un fidèle de Breton, Benjamin Péret ; les poètes américains des années 50 de la "beat generation", des gens comme Dylan qui ont été inspirés par ça, Rimbaud. Benjamin Péret est pour moi le surréaliste le plus pur, je suis intéressé par tout le surréalisme.

Les jeunes écoutent de plus en plus de groupes en anglais, vous ne trouvez pas ça bizarre ?

Je ne me sens pas fier, je suis assez piètre défenseur des chanteurs français. Depuis les années 60 ou je me suis intéressé à la musique, c'est parce qu'il y avait les Rolling Stones, les Animals, Les Yardbirds, Them, et avant des gens comme John Lee Hooker, Chuck Berry. Il y a eu Léo Ferré quelque part perdu dans cette histoire, en tant que français ; j'ai pas tellement de références de chanteurs français. si je regarde ma discothèque, il va falloir que je me mette à genoux pour retrouver un disque français. Il y avait Ferré, à une période Higelin qui a mis les sonorités anglo-saxonnes derrière la musique, et sans doute d'autres. Les jeunes d'aujourd'hui écoutent les anglo-saxons, je fais ça depuis trente ans, leurs parents faisaient pareil. Les anglais vivent un peu leurs acquis, il est sûrement probable qu'un groupe français débutant a plus d'idées, plus de caractères. Nous, au début, on avait tellement de retard : en 70 on savait toujours pas faire du son avec une guitare électrique, sauf quelques-uns.

On manipule plus facilement les mots anglais ?

Tout le monde écrit en anglais en premier, un texte en yaourt anglais, enfin moi c'est évident. Après je cours avec les sons pour mettre quelque chose de potable en français. C'est pas vraiment une langue qui swingue, pour jouer du Racine peut être, mais au-delà ?

Votre succès vous satisfait-il, comment le ressentez vous ?

C'est pas quelque chose auquel je pense tout le temps, je vais y penser avant de sortir un album, de monter sur scène ou de commencer une tournée. Je vais me dire : "merde, suis-je encore vivant ?" J'ai été surpris, il y a longtemps, au début des années 80 quand ça m'est tombé dessus. On m'avait tellement dit que Thiéfaine, c'était pas le genre de mec qu'on verrait remplir l'Olympia, alors quand je l'ai fait, je sais plus combien de jours, je me suis dit : "Ils avaient tort" C'est monté progressivement, je suis passé du cabaret à 100 personnes, puis après 200, 400 ; une fois c'est devenu 800, là c'est déjà plus n'importe quoi, ensuite 2000 et à une période, en 82-83, c'était carrément beaucoup plus grand que ça. A un moment, il était temps qu'on rentre à la maison se reposer et puis réfléchir ; le succès quand ça éclate, ça perturbe pas mal un psychisme. Je suis rentré à la maison au milieu de 83 j'ai arrêté un an ou deux pour remettre les choses en place dans ma tête. J'aime autant avoir du succès que pas en avoir. Le positif est plus intéressant que le négatif. C'est encourageant, ça donne envie de se mettre au travail.

Le temps qui passe, la retraite, est-ce des préoccupations pour vous ?

Je ne vis que dans le futur donc avec ma viande et la finale du futur de chaque humain. Autant je suis paresseux et j'aime bien ne rien faire, autant je me vois assez mal prendre une retraite et dire : "A partir de tel âge, j'arrête tout" .La retraite, c'est une chose démodée maintenant ! (rire)

A part la musique, avez vous envisagé de faire autre chose ?

Oui, ne rien faire ! Mais j'ai pas les moyens. Quand on voit certains poètes romantiques avec un nom en "de" quelque chose, comme Musset ou Lamartine, ils avaient les moyens de ne rien faire et ils ont pas arrêté d'écrire. Moi quand j'étais gosse, j'ai toujours beaucoup aimé les romantiques, la poésie en général, ces gens là me faisaient rêver. En voyage de classe, j'ai vu la demeure de Lamartine près de Mâcon et toujours en voyage de classe, à Chambéry, visite de la demeure de Rousseau, que je considère aussi comme un romantique et qu'était pas un fils de riche ; je comprenais pourquoi il avait continué à écrire... Je peux m'ennuyer à faire
des choses mais jamais quand je ne fais rien.

Vous intéressez vous aux problèmes politiques ?

Ah oui, complètement ! J'aime bien l'histoire, le seul truc qui ne m'intéresse pas dans le passé, c'est les bouquins d'histoire, tout ce qui est anecdotes. Ca existe encore la politique ? J'ai voté une seule fois parce qu'il y avait une extrémiste de droite, fasciste, qui prenait 20% des voix. Pour moi la démocratie est quand même ce qu'il y a de meilleur par rapport au reste, alors je me suis déplacé. C'est un avis personnel. Sérieusement, j'ai peur du fascisme, de l'intégrisme, de tout ce qui n'est pas humain. Maintenant la politique - moi j'exagère dans ma vie quand je vais voter une fois -, la démocratie même un peu bidon avec toutes les affaires, on n'a pas trouvé mieux, c'est évident. Je considère que la France est sans doute le pays le plus démocratique aujourd'hui. Mais c'est humain quand on voit comment les systèmes politique vieillissent, les préoccupations des hommes politiques, ils ne cachent plus les prétentions de pouvoir individuel qu'ils ont. Dans le même parti, dans un contexte où les gens ont les mêmes idées, ils arrivent à se mettre trois ou quatre sur la liste, ils se présentent pas pour des idées ; d'un côté c'est clair et c'est pas plus mal. Avant c'était déguisé sous forme d'idées ; maintenant il y a des gens qui assument le pouvoir, qui sont prêts à se battre et à mettre beaucoup d'argent pour le pouvoir et même à tuer ! Donc je m'intéresse à la politique !

Le débat sur la drogue, dure, douce, qu'en pensez-vous ?
La bière ?

Le cannabis c'est déjà moins dangereux que la bière. Il faut se méfier, je veux pas dire des conneries. Moi j'appelle drogue tout ce qui, à un moment donné, oblige à continuer. A partir du moment ou il a dépendance, il y a drogue. A partir du moment ou je doit aller tout les matins à la messe pour vivre, je suis drogué, c'est à peu près le seul truc que j'ai retenu des marxistes. Si tu commences à te prendre un pack de bières tous les jours et que lorsque tu l'as plus, t'es malheureux, c'est que tu t'es drogué. Il y a un truc évident, qui rend pas dépendant, je crois que c'est prouvé, c'est les gens qui fument, sauf s'ils fument vraiment beaucoup. Je parle de l'herbe, maintenant je veux même plus parler de shit parce que les dealers commencent à foutre le crack dedans pour foutre le bordel. L'herbe, c'est moins dangereux que la bière. Je le dis parce que je le pense, c'est pas une mission, je dis pas aux gens "Fumez de l'herbe" Je dis "Les drogues dures, faut pas toucher" et aussi, c'est pas la peine de fumer de l'herbe à longueur de journée. Mais je trouve injuste qu'on autorise les alcools forts, durs, à la vente, et pas de l'herbe. Il y a des civilisations où ils fument de l'herbe de15 à 99 ans et où par contre ils interdisent l'alcool. J'ai eu des périodes où je m'intéressais à la drogue, à toutes les drogues, il y a très longtemps. Je ne veux pas dire de fumer, si on peut se passer de tout et être bien. Chacun est libre avec son tempérament, son caractère, à chacun de trouver son truc. Un type qui commence à l'héroïne, il ferait mieux de prendre un revolver. Le crack, c'est de la connerie, ça existait aux USA, c'est pour ça que je suis très malheureux d'apprendre que ça arrive en France dans les plaquettes de haschich ; il faut pouvoir prévenir les gens qu'ils se méfient, elles sont pas très contaminées mais ça commence à arriver. Il y a du crack dedans, on s'en aperçoit pas et là, il y a accoutumance. Il y a des moments, c'est sympa en écoutant de la musique, tu tires deux tafs sur ce petit truc, le lendemain t'as pas la gueule de bois. J'ai eu un accident de moto, il y a 15 ans, le chirurgien qui m'a soigné m'a dit "Moi, si j'avais le  pouvoir d'interdire la moto, j'interdirais les motos." Il en avait ras le bol de recoudre les mecs qui se plantent en moto.

Les voyages aux USA, ça apporte musicalement ?

Non, car la musique populaire américaine, j'aime pas du tout. Il y a très peu de trucs qui m'intéressent dans la country, la musique de base là-bas. Ici en Europe, on connaît plus certaines musiques US que les Américains, excepté New York. C'est le voyage qui inspire, on est détaché. Quand on est déjà dans un avion, on est ailleurs, même une heure ou deux, on a décollé. Le voyage, c'est mettre son quotidien en veilleuse. Moi, quand je fais rien, c'est là où je travaille le plus, j'ai des associations d'idées, je trouve des bouts de phrases, de chansons. Je suis sensible aux images, je suis pas intéressé par l'écriture en soi. Mais il s'est trouvé, parce que j'aime la chanson, plutôt que prendre un appareil photo et faire des pochettes de disques pour les autres, je me suis mis à écrire des chansons et à transformer ces images. Souvent les gens voyagent avec leur Nikon, moi c'est avec mes impressions. Après, je fait des collages, c'est un peu distordu, ça ressort autrement. Je cherche de la matière première un peu partout. Dans certaines chansons, il y a des images qui viennent directement de la rue : un bouquet de fleur à côté d'une chaussure de femme oubliée sur un trottoir parce que la veille, c'était le jour de l'an. Ce sont des choses que j'ai vues et photographiées. Le voyage, c'est un plus dans ma façon d'écrire.
Moi, pour écrire il faut que le monde me pénètre et que je puisse pénétrer dans le monde, un libre échange entre mon milieu biologique et l'extérieur ; il faut que ça s'interpénètre. C'est plus facile d'écrire quand on a 15 ans : dans ces moments là il faut être irresponsable et insouciant.
 

 

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