N°9
En écoutant vos deux derniers albums, «La Tentation
du bonheur», sorti l'automne dernier, et «Le Bonheur de la Tentation» qui vient de sortir et
qui lui fait écho, on est surpris par la permanence de la musique et du texte.
Vous restez toujours fidèle à vos premières amours?
D'emblée, oui. Mais j'essaye d'enrichir. Pour l'instant par exemple, alors que je parle à tout le monde de Léo Ferré, de Bob Dylan, de Jim Morrison, des Rolling Stones, je passe beaucoup de temps à écouter de la musique un peu jungle. Des groupes comme Portishead qui n'ont rien à voir directement avec moi, mais qui me permettent de m'ouvrir. Mes sources sont en moi. Je ne vais jamais renier mes sources. Si un jour je n'aime plus Dylan, ou Mick Jagger, ou Léo Ferré, ou Jim Morrison, ou Jimi Hendrix, je n'existe plus. J'enlève vingt ans de ma vie.
Y a-t-il toujours des gens qui ont la puissance d'un Dylan, d'un Morrison ou d'un Ferré?
On a perdu le texte aujourd'hui. Mais on ne va pas s'éloigner longtemps du texte. Je viens de faire un tour de France des forums Fnac et les gens qui remplissaient les salles alors que je ne chantais pas, je ne faisais que parler et dédicacer, avaient entre 17 et 25 ans. Donc je pense qu'ils s'intéressent encore à la musique qui parle. France Inter, la radio qui parle le plus, est une des deux à trois premières radios françaises. S'il y a une tendance au silence verbal, il y a une demande en même temps.
Le rock est-il toujours une musique de révolte?
Je ne sais pas dire en général. Je connais pas mal les enfants de 10-12 ans, car j'ai un fils qui a cet âge-là. Quand je lui demande s'il veut une place pour aller voir 2Be3, il me répond: «Pourquoi faire? Pour poser une bombe?». Il écoute Oasis, Blur, Radiohead, mais aussi tous les vieux trucs. Il connaît les pionniers du rock n'roll, Chuck Berry. Apparemment, ses potes sont un peu dans la même lignée. Le rock vit toujours. Il y a un courant rock anglais en ce moment qui est magnifique. Quand mon fils écoute la musique fort dans sa chambre, je ne monte pas l'engueuler, genre «Tu peux baisser ton cirque?». De loin, je trouve ça intéressant. Il écoutait les Who, récemment, ils ne sont pas si éloignés que ça de la musique qui se fait aujourd'hui: Nirvana, Red Hot Chili Peppers... J'écoute aussi de la techno aujourd'hui. Je me fais sélectionner les disques. Il y a des trucs intéressants en techno. C'est vrai qu'après j'aime bien aussi écouter deux ou trois choses blues, John Lee Hooker. Revenir chez moi quoi. Il faut avoir cette ouverture. On ne peut pas dire d'un côté "Métissons les races, soyons tous métis" et de l'autre côté rentrer dans des ghettos musicaux. C'est absurde. Il faut laisser la musique s'ouvrir sur tout. Dans «La Tentation du bonheur, j'ai fait une expérience hip-hop. J'essaye d'exister dans mon temps. Je n'ai pas de nostalgie. J'ai toujours essayé de m'ouvrir à tous les mouvements. Le premier qui soit arrivé, c'était les punks. Ça touchait des gens qui avaient dix ou quinze ans de moins que moi. Après j'ai été touché par le grunge. Et maintenant je m'ouvre à des musiques qui m'intéressent peut-être moins au fond de moi-même, mais qui me permettent de reconnaître qu'il y a aujourd'hui des musiques qui ont bien vécu.
Comment composez-vous? Commencez-vous par le texte, par la musique ou les deux simultanément?
J'écris très vite un album. J'ai beaucoup de notes musicales, beaucoup
de brouillons de texte. Souvent, j'ai deux ou trois musiques d'avance sur lesquelles j'essaye de mettre des textes,
par exemple «La ballade d'Abdallah» ou d'«Empreintes sur Négatif». Il y a eu une
période où je n'écrivais pas les musiques (Claude Mairet composait) donc j'étais bien
obligé d'écrire les textes avant les musiques. Il m'arrive des fois, quand je n'ai pas l'occasion
d'avoir une guitare ou un instrument à portée de main, de commencer à écrire des textes,
mais depuis trois albums au moins, j'aime bien écrire les deux en même temps. Je prends le plus souvent
une guitare et je me fais un búuf, j'essaye de me trouver une bonne suite d'accords et au lieu de chanter
en yaourt dessus, je m'oblige à balancer des mots en français. J'aime bien écrire comme ça,
j'ai l'impression que je donne plus, c'est plus cohérent.
Donc la musique détermine le mot ... ou le mot va déterminer la musique, puisque je fais les deux
en même temps. Quand j'ai fait «Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable»,
je suis parti en chantant de tête «Coupable» avant même d'avoir frappé la corde
de ma guitare. C'est franchement un mot chanté qui va entraîner tout le reste de la chanson.
A l'époque où vous aviez cessé d'écrire les musiques, le texte est devenu plus important?
Il est devenu plus classique. J'écrivais en alexandrins, en décasyllabes, en octosyllabes, je fignolais ça comme Victor Hugo ou Villon. Je ne travaillais vraiment que les textes, on peut presque les lire comme des poèmes. C'était une façon de remettre de la musicalité en n'ayant que le texte à disposition, puisque je ne pouvais plus jouer de guitare, j'avais eu un accident, j'ai laissé un bras à l'époque. Je ne pouvais plus jouer de guitare ni de piano. J'ai besoin d'avoir un instrument pour composer, ce n'était plus possible. Donc j'essayais de trouver des sonorités musicales sur le texte, c'est-à-dire j'appliquait lesgrandes théories de la poétique grosso modo.
Vos textes actuels ne pourraient pas être lus sans musique?
Si. Mais en même temps, j'écris pour la chanson. Si je suis auteur compositeur, c'est d'abord parce que j'ai voulu être chanteur. Malheureusement, je n'ai pas trouvé de parolier ni de mélodiste à l'époque, ce qui fait que j'ai été obligé de tout faire moi-même. Mais ma première idée quand j'étais gosse, c'était d'être chanteur. Je me foutais d'écrire des chansons. Maintenant, ça devient un tout.
Vous êtes un amoureux des mots ?
Oui. Je suis devenu un amoureux des mots. Je me suis mis à lire très
tard. J'ai fait des études classiques sans lire, ce qui est quand même assez paradoxal, j'inventais
moi-même les citations que je mettais dans mes disserts et donc je ne lisais pas. Ça ne m'intéressait
pas, je préférais passer mon temps libre sur une guitare ou à jouer avec mes potes. Peu à
peu je suis entré en littérature. J'étais déjà assez âgé. Je pense
que c'était un stade important pour moi. Il y a des moments où il faut faire des stages, il faut
aller voir les maîtres. Il faut relire Rimbaud, il faut relire Baudelaire, il faut relire Apollinaire, il
faut relire Benjamin Péret, il faut relire Céline, il faut relire Faulkner, William Burrough, etc.
Holderlin...
Il faut garder le contact avec ceux qui écrivent pour avoir de nouveau cette passion d'écrire.
C'est la première fois que le mot «tamagotchi», un mot de 97, apparaît dans une
chanson.
Quand j'écris, je suis un véritable capteur en éveil. Dès qu'il y a un mot nouveau
dont la sonorité me plaît, je l'intègre complètement. S'il y a des jeunes de 20 piges
qui continuent à acheter, à découvrir mes premiers albums, c'est que je faisais ça
à l'origine. J'ai utilisé des mots qui faisaient partie d'un ghetto et qui sont devenus à
la mode quinze ans plus tard. Ils étaient déjà dans ce que je faisais à l'époque.
C'est-à-dire que quinze ans plus tard, ma chanson n'était pas trop démodée puisque
le mot apparaissait seulement pour le grand public. Oui, je suis à l'affût des mots nouveaux, j'aime
en fabriquer aussi. Des «secrétaires cunnibilingues», j'aime bien... Ça veut bien dire
ce que ça veut dire. Plus j'avance dans l'âge, plus je suis fou amoureux des mots et plus je suis
fou amoureux des belles mélodies, c'est-à-dire que je commence à m'intéresser comme
jamais à inventer des accords qui n'existent pas, comme j'invente parfois des mots. J'essaye de faire des
suites harmoniques qui sont beaucoup plus évoluées que ce que je faisais il y a quelques années.
Ce qui ne m'empêche pas de fréquenter toujours les douze mesures et les trois accords fondamentaux
du blues. Je ne vais pas non plus tout foutre en l'air dans mon passé, je suis toujours un amoureux du blues
et du rock des années 60.
La chanson «Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable» semble particulièrement bien dans l'air du temps, par rapport à la culpabilité générale que nos sociétés ressentent à l'égard des erreurs passées.
Oui. Je dois analyser ce que j'écris. Mais à l'origine, je suis
parti avec «coupable». Ensuite, j'ai commencé à passer la première et à
avancer dans ma chanson sans me poser un problème d'architecture ou de moralité. J'ai laissé
mon inconscient s'exprimer, ensuite je récupère ce qu'il dit et là, effectivement je peux
expliquer la chanson. C'est vrai qu'il y a une culpabilité dans les médias. Quand on montre toute
la misère du monde, des corps démembrés, déchirés qui traînent dans les
rues, des cadavres, quelque part on nous rend coupable et en même temps impuissant. Qu'est-ce que je peux
faire, tout seul dans mon coin, lorsqu'on me montre ce genre d'images? La culpabilité est mêlée
à l'impuissance. On nous rend coupables d'abord, comme l'Eglise catholique qui est une des plus vieilles
structures du monde occidental nous rend coupables tout le temps. Maintenant que la religion catholique a un petit
peu baissé le ton, c'est, les médias qui ont repris le dessus. Mais les médias nous rendent
coupables comme la religion catholique nous rendait coupables. Et comme la religion catholique nous rendait impuissants,
les médias nous rendent impuissants.
Qu'est-ce que je peux faire? Alors j'essaye, de temps en temps, comme tout le monde de me rendre utile, de signer
un chèque. Malgré tout, cela ne me soulage pas tellement de ma responsabilité, par rapport
au reste du monde alors que je ne suis peut-être pas si responsable que ça non plus, mais on veut
me rendre responsable, coupable et impuissant.
En déclinant des généalogies délirantes, «La Ballade d'Abdallah Geronimo Cohen» démontre par l'absurde la stupidité des théories de la race pure chères au Front national.
En fait, ce n'est pas un thème franchement nouveau chez moi. Je crois que
j'en ai déjà parlé bien avant. Quand je disais «Terrien, t'es rien» dans l'album
enregistré à Los Angeles, «Fragments d'hébétude». C'est un thème
assez récurrent, dès mes débuts où je dis «Halte à la connerie, halte
à la bêtise et halte au racisme qui est fondamentalement bête et idiot comme théorie.
Le métissage est la seule chose qui va sauver l'humanité. J'ai des exemples de coins retirés
en France où depuis des siècles et des siècles les gens vivent les uns sur les autres. Et
bien ils ont la gueule du petit garçon dans «Deliverance», si vous voyez ce que je veux dire.
Ils sont dégénérés, parce que ce sont les frères et les súurs, lorsque
ce n'est pas le père et la fille, qui couchent ensemble. Il n'y a qu'à voir la noblesse française
lorsqu'elle oublie d'aller se chercher un palefrenier. On ne peut pas dire que les milieux nobles respirent la
santé non plus, quand ils veulent rester entre nobles.
Le sang a besoin d'être mélangé. Il n'y a rien de plus joli qu'une petite métisse qui
passe. Moi, je suis troublé. En même temps, au niveau de l'intelligence, si on parle encore du siècle
d'Alexandre, de la grande période grecque: qu'est-ce que c'était? La rencontre à Athènes
de tous les peuples de la Méditerranée. Certains allaient très loin. Ils avaient déjà
des contacts avec l'Inde, avec l'Erythrée, le Continent noir. C'était un grand mélange. Et
qui a vu passer les théories de Socrate aujourd'hui? On va être obligé de réinventer
Socrate parce qu'un Socrate a dépassé Aristote et Descartes. Et il est toujours là, by Platon,
bien sûr. Intellectuellement parlant, historiquement parlant, je ne peux être que pour un immense métissage.
Ça va nous rendre intelligents, ça va nous rendre beaux. Ça arrivera de toute façon.
J'adore les Etats-Unis, car c'est déjà ce melting-pot. On nous parle un petit peu trop des ghettos
noirs à Los Angeles ou des Chinatowns. Malgré tout, il se mélangent, les gens. Avec tout ce
qu'on peut reprocher aux Etats-Unis, ça reste quand même la plus grande puissance du monde. Quelle
est cette puissance? Un mélange de 160 nations et de quatre races fondamentales. Alors j'espère qu'on
va faire en sorte que ça recommence en France. Parce que les mecs de 20 piges ils vont pas suivre les théories
de Le Pen. Qui suit Le Pen? Les retraités qui ont peur. Ce sont eux qui votent Le Pen. Il n'a pas tant de
pouvoir que ça, à part le pouvoir que lui donnent les médias, une fois de plus. On se demande
s'ils ne sont pas payés par Le Pen. Si on regarde depuis la Révolution française, il y a toujours
eu 10 à 15% de gens qui votaient pour l'extrême droite en France. Alors, maintenant, il y a certaines
villes à 30%, c'est dangereux, très dangereux. Mais il y en a combien? Quatre, cinq... Je ne dis
pas qu'il faut dédramatiser l'histoire, il faut être très vigilant, mais en même temps
je pense, quand je vois tous les jeunes aujourd'hui, ils se battent, ils défilent contre Le Pen, ils font
des manifs contre Le Pen. Des jeunes mecs. Il faut vraiment continuer cette lutte, ne pas se laisser surprendre
comme en 1933 en Allemagne. Parce que ça serait dommage qu'en France on en arrive à une politique
bipartite avec d'un côté les républicains démocrates et de l'autre les néo-nazis.
Il faut laisser Le Pen dans une petite bulle pour pas qu'elle ne prenne trop d'expansion.
La chanson, la poésie sont aussi des façons de sensibiliser les gens...
Je ne suis pas un chanteur engagé, ni un chanteur à message. Mais je mets toute ma vie dans mes chansons. Je suis un peu comme le facteur Cheval, tous les jours je ramène un petit caillou à l'édifice que je suis en train de construire. Alors évidemment, mes pensées politiques peuvent côtoyer mes pensées sexuelles ou amoureuses. Mais c'est le même monde. Je n'essaye pas de rendre la place des politiques.
Mais en accolant trois noms comme Abdallah, Geronimo et Cohen, vous poussez l'auditeur à gamberger.
Tant mieux, c'est fait pour ça. Je raconte à travers des images,
de petites choses, de petits clins d'úil ou traits d'humour, j'essaye d'expliquer mon monde, comment je
pense, en tant qu'individu dans la société en disant chacun de vous est un autre individu communiquons!
J'ai choisi d'être chanteur quand j'étais tout petit, je suis chanteur, je communique par la chanson.
Donc communiquer, ce n'est pas forcément communiquer des messages avec des pancartes, c'est simplement communier.
C'est plus important que de balancer des mots d'ordre. Moi, je raconte des petites choses de la vie quotidienne
en tant qu'individu dans une société telle. Je m'adresse à d'autres individus. Je ne m'adresse
pas aux foules en leur disant suivez-moi je suis le gourou. Ça m'emmerde. Ça m'arrive d'être
parfois pris pour un gourou. C'est la plus grande insulte qu'on puisse me faire. Parce qu'un gourou va à
l'inverse de ce que je pense réellement.
Que pensez-vous des fans qui découvrent des messages personnels dans vos textes?
Il y a des gens qui ont besoin d'un chef, qui ont peut-être les mêmes idées que moi mais qui n'arrivent pas à les assumer tout seuls. Ils se disent: tiens, là il yen a un qui vit comme moi. Alors allons-y, mettons-nous sous sa bannière. C'est faux. Tout le monde doit continuer à penser par soi-même, même s'il rencontre parfois des gens qui pensent comme eux. On ne pense jamais à 100% comme un autre.
Plutôt qu'un gourou, ne peut-on parler de «maître à penser». Nous sommes nombreux qui faisions notre devise d'une sentence de Ferré, comme «le désespoir est une forme supérieure de la critique».
Oui. Comme on a des phrases de Nietzsche - sans être le Nietzsche revendiqué par l'Allemagne des années 40. J'ai besoin d'assises comme ça Je suis toujours en train de noter comme ça. Quand on me dit: quel est votre maître, je dis «Je dois en avoir de 2 à 4000». J'ai un tas de citations. Quand je lis un bouquin et que je tombe sur un beau truc, je le note, je le fais mien. Ça ne veut pas dire que je vais prendre le mec pour un gourou. Mais il y a des gens fragiles, c'est ça le problème, surtout quand on est chanteur. Un chanteur quitte le milieu intellectuel. Il y a eu des moments où j'ai été obligé de m'entourer de psychologues et de psychanalystes pour répondre à mon courrier. Ne pas répondre, c'était continuer à le processus et répondre, c'était pouvoir faire une connerie. Donc j'ai laissé des gens spécialisés dans ce genre de domaine répondre à ma place. Mais je pense que même Ferré, même Cabrel à la limite, ou Renaud ont ce genre de problèmes avec leur public.
Il y a un risque accru avec vos textes, plus surréalistes, plus hermétiques...
C'est vrai que je touche beaucoup les gens qui sont en hôpital psychiatrique
ou en prison. J'ai écrit «Les Dingues et les Paumés», «L'agence des amants de madame
Müller». Donc ces gens fragilisés par leur maladie essayent de se rassurer avec ce que je peux
dire. Ils font de moi quelqu'un que je ne suis pas. - «Les Dingues et les Paumés» est un chef-d'oeuvre.
La richesse des images, leur pouvoir d'évocation peut toucher tout un chacun. Ce qui est le propre de la
poésie...
- Voilà. Ce n'est pas parce que dans le public de Thiéfaine il y a une minorité de gens fragiles
que moi je dois en tenir compte quand j'écris. Quand j'écris, je m'enferme, j'oublie mon nom, j'oublie
que j'ai un public, j'essaye de me retrouver moi avec l'instant, avec tout ce que j'ai au fond de moi-même
à cet instant, à cette période. J'essaye de me faire plaisir en essayant de faire sortir de
moi toutes ces impressions, toutes ces émotions et puis de les écrire, de les mettre en musique.
C'est pour ça que ça va assez vite aussi, parce qu'il faut capter très vite tout ça.
Donc j'oublie complètement. Ce n'est parce qu'il y a une partie fragile dans mon public que je vais me censurer
en me disant «N'écris pas cette phrase parce qu'il y en a au moins trois ou quatre qui risquent de
venir t'assassiner sur scène. Je ne peux pas. Je dois être quelqu'un qui se sent libre à 100%.
Parce qu'un artiste qui perd sa liberté, il ne peut plus être un artiste. Il doit être libre
à 100%, quitte à provoquer, à bousculer, à être même amoral. Mais si on
doit s'autocensurer tout le temps, à perdre chaque fois sa liberté, on ne peut plus se considérer
comme un artiste et encore mois comme un poète. Ce qui ne veut pas dire que dans la vie, on ne va pas non
plus y aller... Il y a les idées, les émotions d'un côté, mais il y a la vie, son cadre,
la société. Autant je peux tout dire tout faire dans mes oeuvres, autant dans la société
je ne vais pas faire n'importe quoi. Je tiens compte des règles, des rapports avec les autres. Et je sais
me tenir en société. J'écris dans la solitude, où l'on a tout le pouvoir de l'imaginaire.
Seulement une société bâtie sur l'imaginaire, uniquement, serait une société
auto destructrice.
Donc je ne vis pas comme j'écris. Je me contrôle. Mais dans mes chansons je peux m'amuser avec mes
fantasmes, sauf si mes fantasmes étaient ceux de Marc Dutroux, alors là je devrais faire attention.
Vos chansons ménagent toujours une touche de dérision. Sur «Le Bonheur de la Tentation», je pense notamment à la reprise finale de «La Ballade d'Abdallah Geronimo Cohen», avec voix d'enfant et choeur sacré...
Sur celui-là. Il y a aussi une reprise par un autre morceau. Les deux disques ont été créés la même nuit. Développé celui-ci, puis celui-là. Il y a «Le Chaos de la Philosophie» et «La Philosophie du Chaos».
La photo centrale qui figure sur la pochette du «Bonheur de la Tentation, sur laquelle on vous voit siffler une chope dans un pub, en compagnie de quatre petits pères, elle veut dire quoi? C'est une image du bonheur? De la sagesse? Ou de la pochetronnerie?
J'étais à Abbey Road enregistrer les cordes. Le photographe qui me suit depuis quelques années, était à Londres. On s'est dit qu'on pouvait commencer les séances à Londres. Ça c'est un des pubs les plus proches d'Abbey Road. Il ne faut pas l'expliquer cette image. C'est comme expliquer un tableau. Il y a peut-être un hommage à la pochetronnerie, qui n'empêche pas de devenir vieux puisque mes collègues ont tous au moins 20 à 25 ans de plus que moi.
Vos chansons ont-elles été reprises par d'autres ?
De petits groupes, pas très connus. Par contre il y a un «Chronique bluesysentimentales», toutes les chansons avaient été traduites. J'avais rencontré à Cardiff un poète gallois qui avait fait toutes les adaptations en anglais. Plus tard, il a fait des adaptations en gallois de mes chansons, qui se trouvent sur son disque. Thiéfaine en gallois, c'est étrange.
Pourquoi aucun chanteur ne les a reprises? Ont-elles trop besoin de la présence physique de leur créateur?
Comme Thiéfaine n'est pas très connu du grand public, on peut considérer qu'il est du domaine public. Donc il y a beaucoup de gens qui s'inspirent de ce que je fais mais sans même jamais signaler mon nom de temps en temps. Donc je n'existe pas. Je n'existe pas.
Pourquoi?
J'en gêne certains. J'en favorise d'autres et dans tous les cas ils n'ont pas intérêt à parler de moi. Donc je suis transparent. Je vis très bien de ce que je vis, merci, je vends beaucoup de disques, je fais beaucoup de public, mais je n'existe pas. Je n'ai pas le temps d'expliquer pourquoi. Ce n'est pas avec le peu de psychologie et de sociologie que j'ai fait que je peux m'en tirer tout seul, mais ce n'est pas à moi de payer un spécialiste comme on paie un privé pour faire ça. Il y a beaucoup de gens qui n'ont pas trop intérêt. Un certain nombre de chanteurs en France notamment, dont je ne donnerai pas les noms, ils sont sur la liste noire qui sera publiée après ma mort. Et puis les chaînes principales, dans trois chaînes il y a quelqu'un qui bloque tout sur Thiéfaine. Certains pour certaines raisons, d'autres pour des raisons que je ne connais pas. Il y a une certaine nana qui m'a empêché à une époque d'entrer dans une maison de disques et qui m'empêche aujourd'hui de passer sur une chaîne, alors qu'il y a un ras de gens sur cette chaîne qui aimeraient que j'y sois. Il y a vraiment des gens que je dérange et comme ils ont un certain pouvoir médiatique, ils peuvent se permettre de dire «ne faites pas Thiéfaine». Il y a un journal spécialisé dans le rock en roll.
Il y a 20 ans, dans la chanson "22 mai" tu noyais les frontières en parlant d'un "chinois de Hambourg déguisé en touriste américain au volant d'un cabriolet espagnol...". Aujourd'hui tu noies les nationalités en parlant, dans "Abdallah Géronimo Cohen" de "Gwendolin von Strudel Hitachi Dupont Lévy Tchang et d'Zorba Johnny Strogonof Garcia m'Golo m'Golo Lang" , pour toi nous ne sommes finalement que des terriens sans attaches ?
Non, je n'ai pas dit qu'on était sans attaches, je crois aux racines, tout le monde a ses racines, c'est une donnée individuelle et intime, mais cela ne doit pas nous empêcher d'être aussi des terriens et même des êtres galactiques et cosmiques... Dans l'Europe de demain, chaque pays va garder son identité donc pour les peuples, pour les individus c'est pareil, chaque individu doit garder ses propres racines tout en étant international et terrien.... Les métis garderont leur double racine, ils ont cette chance d'avoir cette double racine et il est vrai que je suis pour un métissage...
Je voulais dire qu'il y a 20 ans, tu évoquais surtout le problème des frontières, mais aujourd'hui "Gwendolin Hitachi Dupont Lévy Tchang" ne peut pas être dit pour rien, vu le contexte politique...
Pour moi c'est tellement logique que je n'ai pas à me poser le problème politique, ça ne m'intéresse pas. C'est évident que j'en ai marre et que je vais voter maintenant, ce que je ne faisais jamais auparavant. Je vais voter systématiquement pour le parti républicain démocrate qui passe contre le parti néo-fasciste, mais je ne vais pas voter pour quelqu'un non plus, souvent je vote contre. Depuis la révolution française il y a entre 10 et 12 % d'extrémistes de droite en France et il ne faut pas exagérer, il n'ont que trois villes en ce moment, mais il faut être vigilant, c'est à dire qu'il ne faut pas être pessimiste et dire "On a perdu, ils sont en train de gagner", je ne crois pas que les jeunes de 20 ans aujourd'hui votent pour le front national. C'est à croire que les médias sont d'extrême droite et qu'ils font le jeu du front national depuis 20 ans maintenant...
"Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable" peut-elle être considérée comme une version "hard" 1998 et surtout comme un hommage à "La solitude" de Léo Ferré, ton père spirituel ?
C'est vrai que cette chanson est un clin d'oeil à Léo Ferré, mais j'ai pris mon chemin à moi. J'ai eu ce problème dans les années 70 quand j'essayais de me dégager de Léo, je faisais du sous-Léo Ferré, ce n'était pas très intéressant et ce n'était pas ce que j'avais envie de faire au final donc il a fallu que je me batte contre moi-même pour m'imposer en tant que Thiéfaine... De même, la "Ballade d'Abdallah" est un clin d'oeil à Bob Dylan, "Les mouches bleues" aux Stones... et "Alligators 427" à Claude François !!! (Rires)
Qui est ce Donald Turnupseed que tu évoques dans cette chanson ?
C'est un homme qui a réellement vécu en 1955, et James Dean est rentré en contact violent avec sa Ford... le reste tu l'as dans la chanson. C'est une des victimes de James Dean, mais ce n'est pas la seule, il y en a eu avant, et il y en a eu après... Je ne suis pas un malade de James Dean, excuses moi ! J'aimais bien sa Porshe... et je trouve scandaleux qu'il l'ai saccagé pareillement ! (Rires)
On constate, depuis "La tentation du bonheur" que ton écriture est de moins en moins imagée et disons... plus "à la portée" de l'auditeur ; as-tu eu un moment, en réécoutant tes albums, le sentiment d'être incompris dans une écriture au second, voire treizième degré, et as tu éprouvé le besoin de dire les choses plus simplement, plus brutes ?
Je ne partage pas du tout cette idée, je ne pense pas que la chanson "Tita dong dong song" soit une chanson de théorie et de synthèse à travers des mots grammaticalement corrects, si je regarde "Retour vers la lune noire" je n'ai pas l'impression d'avoir oublié le sens des images, elles sont peut-être différentes, j'écris depuis l'âge de 10 ans, je fais évoluer les choses, mais je n'ai pas l'impression d'avoir enlevé des images. Quand j'écris une chanson j'oublie le public et j'oublie qui je suis, j'essaie avant tout de me surprendre et de faire la chanson que j'ai envie d'entendre; je ne passe pas une heure à me demander comment je vais aborder le thème et comment je vais régler ces histoires de textes dans la chanson.
Peut-être que les images sont toujours là, mais côté texte, "27ème heure : suite faunesque" ou "Dans quel état terre" sont tout à fait compréhensibles au premier degré, alors que dans "Exit to chatagoune-goune" en 83 par exemple, tu commencais en disant "Amour-crayon-bite-enfoncée-dans les tubulures glauques du vent...", il fallait comprendre tout de même...
(Légerement énervé) Je peux expliquer cette chanson mot par mot. Pour moi c'est une cohésion totale et je fais pareil aujourd'hui seulement je n'opère plus de la même façon, j'avais la violence qui m'interdisait d'avoir même recours aux verbes et aux conjonctions alors que maintenant je suis quelqu'un de plus posé qui prend le temps de faire des phrases entières, mais cela ne m'empêche pas d'utiliser les images et les mots forts comme à l'époque et je reconnais toujours ce genre de chanson où on balance les mots avec force, comme un cri, sur une musique bien fracassante. Si je reprends l'exemple de "Retour vers la lune noire", on voit que c'est le même genre de chanson sauf qu'il y a quelques conjonctions de coordination en plus. Maintenant si j'ai envie d'écrire des trucs pour les gens qui ont un QI en dessous de 60, je me renseignerais et je peux le faire... Quand je dis moins de 60 c'est un doberman moyen quoi !
On constate aussi que sur l'ensemble des pochettes de ta discographie, ton visage n'apparaît pas, par contre, depuis "Latentation du bonheur", tu n'hésites plus à nous montrer des photos de ta maison, de ton studio, et surtout de tes enfants, Hugo et Lucas ! Est-ce une nouvelle forme de provocation contre toi-même, ardent défenseur de ta vie privée ?
Non je suis simplement entré dans ma phase de strip-tease ! (Rires)
Donc demain tu enlèves le bas ?
Il est déjà enlevé mais il faut bien regarder...
Patrice Marzin (guitariste de Gérard Manset, Meic Stevens...), t'a rejoint sur les trois derniers albums studios pour les arrangements...
Marzin un bon guitariste... c'est pour ça qu'il tient le temps avec moi, alors que d'autres... bon ! Mais il ne faut pas seulement être un bon guitariste pour jouer dans mon band, il faut être autre chose. Il est aussi très inventif, il a une culture musicale très large, et il joue de la guitare comme je chante, c'est à dire de façon un peu romantique et avec les tripes...
A l'occasion de tes 20 ans de scène, tu vas donner un grand concert exceptionnel, est ce que tu peux commencer à nous dire ce qu'il s'y passera ?
Je peux juste dire que c'est un anniversaire pour moi, que j'ai pris une grande salle comme dans les familles : si tu veux en temps ordinaire on a 3 / 4 assiettes à table, le jour on il y a un anniversaire on met les rallonges et on invite la famille, les amis, on souffle les bougies en chantant "Happy birthday to you" et on fait couler le Champagne et le Champomy... donc, c'est la même histoire... Je peux quand même en dire plus, je ne vais pas dévoiler le spectacle, mais disons que l'on va jouer les vingt années, piocher dans toute la discographie. Le spectacle va durer 3 heures, donc on a un peu le temps de revisiter 20 ans... mais je ne voudrais pas oublier que c'est le 11 / 12 / 98, et les deux derniers albums sont le onzième et le douzième d'accord ?
Il est vrai que tu as toujours eu un rapport avec les chiffres dans tes chansons...
Quand il y aura une révolution scientifique suffisamment grande, les mathématiciens viendront un peu chercher chez moi... J'ai jamais rien compris aux mathématiques alors c'est normal qu'ils viennent chercher un peu maintenant le futur dans les miennes... (Rires)
Est-ce qu'aujourd'hui, après un parcours jonché de doutes et d'embûches, tu penses avoir trouvé un équilibre ?
J'espère bien que non ! L'équilibre c'est pour les morts, c'est station horizontale dans un cercueil ou sous forme de cendres, j'espère bien ne pas tomber là-dedans sinon cela ne veut plus rien dire... Je recopie mes disques et puis j'en fais des petits...
Tu es quand même dans un contexte familial harmonieux, du fait de la naissance de tes deux fils et de la présence de ta femme, cela ne t'apporte-t-il pas un soutien, n'as tu pas moins d'images noires ?
A partir du moment où tu as des enfants, tu as certaines responsabilités, t'évites déjà de continuer à penser au suicide... Tu ne vas pas faire des gosses pour qu'ils soient orphelins avec un père pendu dans la grange, alors qu'ils ne savent pas encore marcher... Les enfants, c'est comme le bonheur, c'est un choix, il faut savoir faire le deuil et l'idée du suicide.
Comment se fait il que, toi qui nous a largement prouvé
que tu avais des images dans la tête, tu n'arrives pas à les concrétiser sur pellicule ?
Une chose est sûre, c'est que ce n'est pas la peine de tourner un clip si c'est pour le laisser dans un tiroir, or, il se trouve qu'il y a deux ou trois demandeurs de clips en France, et la mode, à une époque, était que l'on ne voulait pas que ce soit un chanteur qui fasse lui-même son clip, il était refusé d'office ! Je préfère donc suivre l'air du temps et travailler avec des gens qui sont acceptés par les chaînes de télévision...
Dans le clip d'Abdallah, as-tu pu concrètement collaborer
à l'idée, as-tu pu donner tes impressions et changer les choses directement ?
Déjà tu fais un appel d'offre et les gens t'envoient un synopsis. Tu en as cinq ou six à choisir et à partir de là tu vois l'idée qui te correspond le mieux, celui qui a fait l'effort de développer un peu plus, puis tu rencontres des gens...
Tony Carbonare est ton fidèle compagnon depuis le
début, quel est son rôle et qu'est ce qu'il t'apporte de particulier ?
C'est lui qui porte la guitare et qui conduit la voiture lorsque je suis saoul ! (Rires) Il a été tour à tour collègue de campus, il était étudiant en maths, moi en droit, on se faisait des petits boeufs comme ça, ensuite il était l'arrangeur de toutes les maquettes que je présentais désespérément dans les maisons de disques, ensuite on a essayé de monter un groupe nommé "Quatre fous dans une latrine", on a fait quatre réunions dans un bistrot pour en parler, on a répété deux fois et on a dissous le groupe ! Tony s'est retrouvé dans le groupe Iris qui a connu pas mal de succès à l'époque parmi les groupes de rock français, moi j'errais avec ma guitare en continuant d'écrire. Puis on s'est retrouvé, on a fait des maquettes pendant cinq ou six ans qu'on a proposé à des maisons de disques, là dessus Tony a refait le groupe Machin, et comme on était un peu fauché il a fait joué le groupe sur mes maquettes et toujours par faute de faibles moyens on a incorporé le groupe Machin dans mes premiers disques qui ne correspondait pas malgré tout à la musique dont je rêvais tu vois... Mais ils jouaient bien et ils nous ont bien dépannés à ce moment-là... Après avoir été compagnon de route, Tony a été bassiste et chef d'orchestre de Machin, à la sortie du premier album en 1978 il était réalisateur et il a réalisé tous les albums, maintenant il est manager, il joue un rôle très important dans la réalisation puisqu'il est co-producteur des albums.....
Tu vis en dehors de Paris, c'est pour le silence ?
Attends il faut le dire vite ! Je vis un tiers de mon temps dans les hôtels
et sur la route, un autre tiers pour des raisons scolaires dans une grande ville car mes enfants vont à
l'école de façon urbaine et pour le travail, c'est dans un endroit où j'ai voulu m'installer
il y a 15 ans. C'est là que j'essaie de travailler le plus possible, là où je ramène
mes notes, je les déchiffre, où j'écris toutes les musiques et une partie des textes, c'est
là aussi où je fais les maquettes maintenant et j'espère pouvoir répéter le
spectacle pour y être plus souvent car c'est un endroit magique en bordure de 23 000 hectares de forêt.
Quand les musiciens viennent travailler sur mes maquettes et qu'ils vont se coucher à 2 heures du matin,
ils entendent les brames du cerf et des choses comme ça... autre chose que les salles de répétition
dans la banlieue parisienne... On y reprend un peu des forces, on y trouve un peu d'âme, on y retrouve des
choses fortes en nous et je crois qu'il est important de pouvoir aller parler avec les arbres et les animaux sauvages...
J'ai bien dit sauvages hein, parce que pour les autres, j'ai mis des pointes au bout de mes chaussures pour les
botter !